Alain Macaire, Abderrahim Yamou

 

Jamais siècle n’aura autant tardé, alors qu’il s’achève, à énoncer les valeurs qui l’ont fondé. Le doute de notre civilisation occidentale — que l’histoire de l’art contemporain dessine contradictoirement à coups de crises des avant-gardes — tient aussi, pour une part essentielle que trop d’assurance rend encore aveugle, à ce qu’elle n’a pas su, inévitablement, se penser et se construire devant et avec l’altérité, d’autres cultures qu’elle-même. Il n’est que de constater,combien certaines distances sur la planète sont curieusement inégales selon leur sens : « Paris-Alger », « Paris-Rabat »… sont effectivement plus courtes que « Alger-Paris », « Rabat-Paris » ! Et il en est des illustrations bien plus graves…
Bien sûr, et heureusement, des voix se sont élevées dans la marche de ce siècle (André Breton, Malraux, Laude, Michel Leiris…) pour ouvrir de fulgurants raccourcis et passages entre les cultures ; d’autres continuent aujourd’hui à forcer (tel Pierre Gaudibert) le trop-plein de certitude d’une pensée occidentale qui prétend monopoliser modernité et pouvoir. Ces voix, qui empruntent aux sciences humaines, à la littérature, à la poésie, aux arts et expressions plastiques pour délivrer dans notre réel les empreintes et les énergies vivantes d’autres cultures, affirment une souveraineté plurielle dans laquelle se révélera le vrai dessein de ce monde.

L’on sait également quelle place prémonitoire tiennent les créateurs, par leur engagement dans le grand change de la pensée et des formes, à préparer le passage vers une société plus consciente et plus exigeante : donc plus libre. Dans cette mutation, dont témoigne depuis deux années la galerie Etienne Dinet à Paris, le geste pictural d’artistes arabes s’exprime de manière très particulière.

La très récente histoire du tableau dans la culture arabe cerne en effet une question que doit affronter tout jeune peintre arabe : où être ? Son œuvre doit d’abord faire l’expérience d’un sans lieu de l’espace, une sorte d’étrangeté historique à la peinture par lesquels il a fait le choix d’explorer la conscience moderne. Cette absence de repère en regard de notre tradition (et qui dépossède le monde arabe du moindre musée d’art moderne) place le jeune artiste arabe dans une position beaucoup plus périlleuse et courageuse que celle que nos musées, centres et écoles d’art procurent aux étudiants occidentaux : sa peinture doit oser tout dire, tout explorer, tout représenter, tout signifier.

Il me paraît essentiel de formuler cet avertissement, cette précaution, à ce moment inaugural de la première exposition d’un jeune peintre : Yamou. Dans son audace d’une situation trans-culturelle se dessine le roman intérieur d’un peintre : tableau peint de ces touches éclatées que sont les regards qu’il porte sur toute l’histoire de la peinture, des gestes, des formes de ceux qui l’ont précédé, et qui participent avec une conscience profonde de l’exploration picturale et poétique, et de l’interrogation sur le sens de la peinture.

C’est dans cet espace de doute ouvert que se joue, chez Yamou, la question de peindre. Comme si nous, nous ne pouvions commencer à écrire nos mots, nos idées, notre langage que maintenant.

Alain Macaire
In catalogue de l’exposition « Yamou », juin 1990, galerie Étienne Dinet, Paris