Edmond Amran El Maleh, Yamou

in catalogue de l’exposition « Yamou »,
galerie Almanar, septembre 1993, Casablanca.

Pour voir la peinture, il est bon de suivre les conseils de Paul Klee : prendre une chaise, laisser l’œil suivre çà et là les chemins tracés par le peintre dans le champ du tableau… regarder avant toute chose, regarder physiquement, toucher de l’œil.

Le silence ! II faut le silence, l’absence de bruit parasite.

Si l’on tient à parler, à glisser quelques mots pour éventuellement orienter le regard qui se pose, il faut le faire à voix basse, très basse, une suggestion confidentielle. Suggérer une entrée là où distraitement on en viendrait à buter contre un mur aveugle. On ne peut sans grossière déformation, imposer un tracé linéaire au parcours d’Abderrahim Yamou procéder à un découpage par périodes et ainsi plaquer sur l’ensemble la chape d’une explication réductrice. Chaque toile est un commencement, une réminiscence, une destruction, annonce d’un avenir. Où est la sortie, l’évasion du cadre, des bords incertains de la toile, où, prospectant à tâtons, trouver l’ouverture, l’entrée dans l’épaisseur souterraine du travail de création plastique.

Il y a une constante chez Abderrahim Yamou, on peut se risquer à l’affirmer, une constante qui est la nature même de son désir de peindre, c’est la sensibilité aigue, son attachement charnel à la matière, à la richesse de ses virtualités expressives. Le sable qui n’est pas un truc, le sable dans toute sa densité minérale, vivante, respirant, palpable, de la main s’irradiant à tout le corps, matrice de sensations neuves, ignorées, et en un tout autre registre mais capable de parler, le bois, la tôle, débris de récupération. Le choix n’est pas quelconque, indifférent, il est cet interstice par où le regard a des chances de pouvoir se glisser. Rejetant avec violence tout académisme, sous quelque forme que ce soit, Abderrahim n’a pas déclenché sous son crâne une tempête intellectuelle.

La rupture, le défi de faire autrement viennent du plus profond, un bouleversement d’ordre organique, le sable précisément. « Nous devons nous mettre à ressentir l’art comme un mouvement organique. » (Jean Pougny) De là parmi ses premiers travaux, ces grands tableaux, paysage de terre rouge, de sable incorporé sur la surface de bois ou de vieilles tôles récupérées, paysages de flamme à travers quoi courent les nébuleuses de la nuit et des ténèbres. J’ai vu Abderrahim travailler à ces « toiles », Je l’ai vu quasiment bondir, lacérer, entailler à l’aide d’un point métallique toute cette surface apaisée, inerte pour l’heure : traits, stries, lignes droites, courbes, horizontales, verticales, corps naissant d’une lettre de l’alphabet arabe. Je l’ai vu tendu dans la recherche anxieuse d’équilibre dans la composition des éléments du tableau, cet effort extrême vers un accomplissement.

Ces tableaux dont hélas la dimension et le poids empêchent qu’ils soient présentés ici, ont valeur inaugurale, parce qu’ils révèlent un peintre dans la pleine acception du terme, parce qu’ils sont porteurs dans tout ce qui se donne à voir de toute une énergie créatrice féconde pour l’avenir. Rien de tout ceci ne se dément lorsqu’Abderrahim a entrepris de travailler désormais sur toile. Une décision qui n’est pas uniquement d’ordre pratique, la toile étant facile à transporter. Passage sans rupture marquée, Abderrahim redoute l’enfermement, la répétition à la limite d’une même technique ; il cherche alors  à élargir ses horizons, dominé par le souci d’explorer des nouvelles possibilités d’écriture. Le passage à la toile, c’est un nouveau commerce fragile, délicat avec l’artificialité de la représentation, un pari sur les pouvoirs de la couleur avant tout, des pas conduisant à la peinture rendue à elle-même.

Une plus grande liberté s’affirme alors en ces tout récents derniers travaux, le trait n’est plus blessure de violence exercée contre et sur le support rigide, mais graphisme en expansion, s’investissant en des formes variées, animant en dialogue avec la couleur toute une dynamique nouvelle. Le calme relativement statique des premiers grands tableaux cède maintenant en ces toiles récentes à des éruptions centrales, les limites de la toile s’ouvrant comme des fenêtres, la vision gagne en mobilité, en possibilités expressives, des nuances nouvelles viennent tempérer la densité rouge, formes et valeurs de masse s’assurent une place de plus en plus prépondérante. Qu’il laisse la matière parler d’elle-même, sachant solliciter ce qu’elle recèle de poésie, d’émotion esthétique ou que maintenant grâce à cette autre matérialité, le langage plastique de la couleur, Abderrahim affirme encore et toujours cette authenticité qui se définit par rapport à lui-même alors que souvent nombre d’artistes, changeant de manières ou de styles, perdent dans l’habileté l’expression propre de leur personnalité. Qu’il signe et persiste pour notre plus grand plaisir, pour une attente qui suit son parcours et déjà s’apprête à accueillir de nouvelles œuvres fortes et belles.