Christine Buci-Glucksmann, La peau du monde

 

«Tout est vision, devenir. On devient univers. Devenirs animal, végétal, moléculaire, devenir zéro ».
Gilles Deleuze et Felix Guattari

Que la peinture crée des abstractions paysagères qui cartographient le monde en ses multiples surfaces, tel est le défi des derniers travaux de Yamou. Car ici, un dispositif plastique identique, mais toujours varié, semble s’imposer comme un jardin d’Eden, où une figure blanche surgit parfois.

Des arabesques qui s’entremêlent et s’enlacent en un véritable réseau végétal de lignes courbes et sinueuses découpant de multiples espaces. Et puis des graines et des bulbes épars, des cendres et des fleurs stylisées en suspension. Et en bas, une ligne d’horizon bio-végétale qui évoque les panneaux d’ornements ou les surfaces de revêtement des palais nasrides de Grenade, laisse échapper le très léger des cieux ou des eaux d’un fond épuré. Comme si ces trois éléments infiniment variés en couleurs et flux recréaient cette peau du monde qui habite chacun dans ses rêves. Echapper aux frontières des règnes de la nature entre le haut et le bas, le dessous et le dessus, l’organique et l’inorganique, définit d’emblée une pratique hybride de l’art qui peut se réclamer de valeurs plurielles, contrastées, voire contradictoires.

Les arabesques évoquent le mode ornemental de l’Islam, de son architecture comme de ses miniatures. Mais aussi la passion de Matisse qui souhaitait « entrer directement dans l’arabesque avec la couleur », et qui trouva à l’Alhambra, puis à Tanger, son Orient plastique (1). De même l’abstraction raréfiée et transparente des fonds peut renvoyer à Rothko et Richter dont Yamou se réclame parfois. Mais dans cette entre-expression d’éléments cosmiques, botaniques ou topologiques, l’abstraction des paysages se réinvente dans ses propres tensions esthétiques.

D’un côté, une esthétique florale d’arabesques et de « miniaturisation » d’atomes décoratifs, fleurs et graminées, toujours marquée par une signature : la présence renouvelée de cet Helxine, une fleur-graine très stylisée omniprésente dans son détail. Une véritable « grammaire de l’ornement », où l’arabesque florale tend à la dynamique d’une forme-ligne qui rejoint toute l’histoire florale de la peinture entre Orient et Occident.

Mais cette esthétique du détail et du minuscule se double d’une toute autre : celle d’une découpe le plus souvent horizontale, parfois verticale, encadrant un espace raréfié, spirituel qui surgit de la lumière des couleurs. Harmonies grises ou mauves, dissonances d’un violet-rouge, toutes ses sensibilités colorées créent une lumière intérieure, un plan haptique et aérien.

La tension de ces deux esthétiques, l’une du minuscule, l’autre de l’illimité, engendre des abstractions paysagères, des épidermes pour reprendre le titre d’une série de tableaux de 2011. Mais à la différence des premiers tableaux marqués par l’usage de matières (terre, sable) à la Tapiès, ou même distinct de ceux de l’année 2009 des bouquets, feuilles et fleurs enlacées encore « figuratives », les tableaux récents relèvent d’une nouvelle abstraction que j’avais appelée post-abstraction (2). Complexe et impure, juxtaposant des éléments hétérogènes et multiples, la postabstraction n’élude pas le monde. Plus additive que soustractive, elle rompt avec le monochrome en intégrant des éléments diversifiés : rubans, spirales, fleurs ou flux, comme David Reed, Lydia Dona, Jonathan Lasker ou Dominique Gauthier et Pascal Dombis. De là, la fin du modernisme et du dualisme antérieur qui opposait radicalement le figuratif et l’abstrait. Car la post-abstraction élabore des abstracts, signes plastiques qui fonctionnent comme des codes des signatures repérables, dans leurs variations infinies.

Yamou déploie cette « vitalité non organique » qu’analyse Deleuze, et qui engendre des espaces lisses non géométriques, infinis comme la mer ou le désert. Des trajets, des bifurcations, des rythmes musicaux en expansion ou contraction, toute sorte d’agencements. Entre l’organique et l’inorganique, l’effet surface et la hiérarchisation des plans, le terrien, l’aquatique et l’aérien, les échelles botaniques des éléments du plus minuscule au plus grand, le passage de la vie qui germe aux cendres d’une mort annoncée, toutes les hybridations d’univers sont possibles.

Car à extraire des visibilités du monde bio-organique, on est conduit à pratiquer ce que Michel Foucault appelait une « expérience du dehors », qui fixe les affects dans les doublures du monde, en se jouant du tableau-miroir ou du tableau écran. La peau du monde ou l’infra-mince duchampien selon Yamou, avec ses distances, sa retenue et peut-être même cette « beauté d’indifférence » dont parlait Bataille à propos de Manet. 

Une émotion qui nie tout pathos, et procure un recueillement du sentir. Vous regardez les œuvres de 2011 et tout particulièrement celles qui se constituent en une variation : As above so below ou encore Epidermes :
• « Epiderme I », 2011 : sur fond jaune et mauve très léger, avec sa bande ornementale, et puis cette arabesque florale traversante avec ses graines et ses ovales.
• « Epiderme II », ou la montée, la poussée vers le haut d’une germination envahissante comme un rocher vivant sur un fond aérien.
• « Epiderme III », plus d’horizon, mais un ciel d’orage noir comme une laque japonaise, des comètes et des constellations s’échappant d’une catastrophe plastique et planétaire.
• Enfin « Epiderme IV » : retour du bandeau, fond beaucoup plus rose et graines agrandies en un monde stellaire. 

En très peu de temps, vous pénétrez dans le laboratoire du peintre, où des éléments changent de grandeur, de formes et de statut dans une permutation permanente, du plus calme au plus violent, du plus stabilisé au plus enlevé, dans une loi du rythme qui est le temps, avec son alchimie de la lumière de Marrakech à Paris.

Un temps en suspens, avec son éphémère et son impermanence, qui s’inscrit dans la vie comme dans les œuvres, au prix d’un artificiel qui m’évoque parfois le Japon avec ses ikebanas et cette « fleur qui est au cœur des hommes de ce monde » comme l’écrit Zéami.

Or l’artificiel n’est pas seulement une seconde nature qui stylise le monde. Il crée tous les passages dans la nudité d’un espace entre plein et vide, lourd et léger, réel et suspens. Une profondeur faite de trajets multiples, où l’on « s’unit à soi comme la peau à la chair » (Zéami). Cette chair abstraite du végétal, cette peau du monde, faite d’expansion idéale se joue alors de la connexion des lignes et des forces, dans un regard élargi au cosmos. Dès lors, l’effet surface des tableaux de Yamou opère un filtrage des éléments. La netteté vient alors du pouvoir du fond, traité comme un écran virtuel ou un miroir du monde, où le temps surgit des interstices entre arabesques et mouvements microscopiques du botanique et du floral, au point de créer cette « agitation figée » faite de ressemblances virtuelles dont parle Walter Benjamin(4). Dès lors la peinture se transforme en un miroir où se réfléchit la pensée. Comme dans cet Hommage à Claude (Monet, je suppose) réalisé le même jour qu’Epiderme IV. Une immense étendue liquide, sur un bandeau grisé raréfié, et flottant là, des souvenirs de nymphéas, tels ces autres « helxines », marques d’une même signature émotionnelle. Tons le plus souvent rompus et vide coloré et orné, dans la vibration de la peinture « on devient univers » Et c’est sans doute cette émotion cosmique toujours retenue que l’on ressent, et qui nous introduit aux saisons du monde et du rêve, dans toutes ces « Mille et une nuits et jours » de la peinture, où Shahrazade apparait parfois, blanchie par la mémoire.

1) Sur l’Orient des peintres, Matisse et Klee, c.f. notre Livre : Philosophie de l’ornement. D’Orient en Occident. Galilée. 2008.
2) Sur la post-abstraction et la notion d’abstract : «Vers une postabstraction», Pratiques abstraites, Revue Rue Descartes, N°16. Repris et développé dans une Esthétique du virtuel, La folie du voir, Galilée, 2002.
3) Sur l’hybridation, C.f.notre texte «Vers une esthétique de l’hybride », Exposition de la Villa Emerige Traits d’Union et le livre : Paris et l’art contemporain arabe, Editions Art Absolument. 2011.
4) Walter Benjamin, Charles Baudelaire, Petite Bibliothèque Payot, 1982. p.222

Christine Buci-Glucksmann