Efflorescence, Efflorescence
Pro/Fusion
On se tient devant un tableau de Yamou comme se tiendrait un enfant à l’orée d’une majestueuse forêt, à la fois attiré et intimidé par son puissant et silencieux mystère. On se sent invité, et même plus, littéralement convoqué, à retrouver un monde à la fois familier et inconnu. Familier parce que l’on reconnaît, ou l’on devine, les éléments d’une nature généreuse et vivante, et inconnu parce que l’âme et le pinceau de Yamou nous donnent à la voir comme jamais auparavant. Ils nous la disent avec leur langage à eux, fait de couleurs, de lianes, de pétales, de cellules, de formes rondes qui rappellent des œufs, des graines, de l’humus, un langage finalement à l’image même de la nature : pluriel, coloré, et inépuisable. Et devant un tel langage, le nôtre s’arrête, vain et vaincu, nous astreignant au silence de la contemplation et de l’infinie gratitude. Car les tableaux de Yamou sont un immense merci réjoui au miracle du vivant, qu’il formule avec poésie et aussi, c’est un profond ressenti, avec une conscience digne des plus grands sages, cette conscience éveillée qui leur permet de voir, dans les choses de tous les jours, bien au-delà de ce que le regard embrasse.
Un passeur aux yeux grands ouverts
Yamou est ainsi comme un traducteur exigeant du vivant, un passeur émerveillé, un « alchimiste voyant » pour reprendre Deleuze parlant de Spinoza, celui capable d’observer le Tout avec minutie, attention, et d’en saisir les moindres détails pour nous les restituer dans une harmonie déconcertante parce que soudain évidente, une harmonie qui nous souffle comme une vague puissante. C’est ce que j’ai ressenti devant la série des grands tableaux foisonnants (Azul, Polychrome…) qui brisent les valeurs d’échelle en mêlant l’infiniment petit et l’infiniment grand, qui rendent compte d’une vie indomptée où tout pousse dans tous les sens, où se mêlent la terre, l’air et l’eau, où ce qui est en devenir côtoie ce qui est déjà, et où de somptueux trous de lumière transpercent la densité du végétal qui nous étreint sans jamais nous étouffer.
Yamou trace, peint, décrit, on le sent comme pris dans un tourbillon, comme s’il y avait trop à peindre pour être peint, mais qu’il devait le peindre quand même : et nous, spectateurs, nous tanguons, nous ressentons, exaltés par ce trop-plein. Nous avons l’étrange sentiment d’être à la fois plongés dans les entrailles du tableau, qui subjugue par sa richesse et attise la curiosité du regard, et en même temps de rester sur le rivage, sur le bord du tableau, pour ne pas nous immiscer dans cette conversation si intime et si particulière du peintre avec la nature. Un peu comme s’il nous fallait respecter le lieu où ce vivant se confiait à son traducteur, et ne pas le profaner. Car il y a bien quelque chose de sacré dans ce geste créateur du peintre, qui unit dans une même composition holistique tout ce qui fait que le monde est monde et qu’y surgit la vie.
Et puis après cette profusion enivrante, le calme, la sobriété, la retenue, dans une autre série, aux couleurs pastel (Plan d’eau, Green thought…). Ici, des bandes qui sont comme des temps de silence, viennent séparer le tableau en plusieurs ensembles, nous invitant à reprendre souffle entre chaque feuille, chaque branche, chaque cellule.
L’euphorie semble laisser place à la lenteur, comme pour rendre hommage au cycle par lequel le vivant se régénère, en prenant son temps. On devine parfois l’humus, dans lequel tout s’enracine, parfois des cellules microscopiques, où tout commence. Si la série des grands tableaux nousplongeait bruyamment dans l’émerveillement, celle-ci nous invite pudiquement à l’hommage.
Derrière la dichotomie, la profonde unité
Dans les tableaux de Yamou, il y a des éléments qui paraissent dichotomiques. Il y a le visible (les feuilles, les lianes, les créatures flottantes), et l’invisible (les cellules, les graines, les germes). Il y a la terre, l’humus, et il y a l’air, la lumière, indispensables à la vie, mais aussi l’eau, la mer, qui donnent à certains tableaux des airs de mondes aquatiques mystérieux (Tribute 1, Tribute 2…).
Il y a l’ancrage, profond, dans la terre, et en même temps la liberté, avec des plantes qui poussent très haut, dans tous les sens, s’affranchissant de leurs racines et tirant vers le ciel. Il y a le foisonnement de détails, de techniques qui donnent à certains tableaux des allures de dentelle fine (The links 1 et The links 2), l’éclat des couleurs chatoyantes, et puis il y a la sobriété, qui dit toute l’humilité du peintre devant l’inépuisable vie qu’il saisit pour nous. Il y a l’émerveillement qui laisse sans voix, et il y a le questionnement auquel nous invitent certains tableaux, comme ceux aux représentations légèrement décalées (Accord horizontal…).
Ceux-là disent d’ailleurs beaucoup de cette fusion qui résiste à l’éclatement, à la fission : comme si le peintre, qu’il soit bavard ou silencieux dans ses tableaux, qu’il donne à voir le trop ou le peu, restait toujours le rassembleur, celui qui fusionne ce qui en apparence s’oppose pour célébrer l’Unité du vivant.
Tout comme la vie, complexe, est contenue tout entière dans une graine, le Vivant, inépuisable, est tout entier contenu dans l’âme et le geste créateur du peintre. Tout comme la graine obéit à sa nature et pousse, le peintre obéit à son intuition et crée, touche après touche, attentif à ce qui émerge, l’accompagnant pas à pas.
Il y a, finalement, quelque chose du chef d’orchestre chez Yamou. Comme lui, il sait assembler des éléments disparates et les harmoniser pour en faire une mélodie que chacun peut écouter et accueillir. Comme lui, il n’a rien à expliquer, rien à démontrer, juste à offrir quelque chose à recevoir, à ressentir. « Et dans un tableau, je voudrais dire quelque chose de consolant comme une musique », disait Van Gogh. Yamou fait bien plus que nous consoler : il nous offre sa fascination philosophique pour la vie. Et nous rappelle l’essentiel : nous sommes, nous aussi, infiniment grands parce que le miracle de la vie coule en nous, et infiniment petits car la vie est bien au-delà de nous. Et chaque tableau nous le rappelle, avec sagesse et humilité : chaque tableau nous ouvre grand les yeux.
Hannane Harrath
Texte publié dans le catalogue de l’exposition « Efflorescence » à l’Atelier 21, octobre 2021