Marta Moriarty, Je suis ça

Texte paru dans le catalogue de l’exposition « Deep inside », Marrakech 2019

En avril dernier, j’ai fait la connaissance de Yamou. Il m’a invitée à visiter son jardin et son atelier à Tahannaout.

J’ai grandi à la campagne, et le jardin m’a beaucoup plu. C’est un endroit à la fois simple et raffiné, harmonieux et varié, entretenu avec soin et dévouement… Un véritable paradis aromatique aux pieds de l’Atlas. Je l’ai parcouru avec bonheur en exprimant haut et fort mon admiration.

Après cette agréable expérience, je suis entrée avec une certaine appréhension dans le studio. Et si je n’aimais pas ses tableaux ? Je n’aurais pas su feindre l’enthousiasme que le jardin avait suscité chez moi. L’artiste remarquerait la différence et cela me mettrait dans l’embarras.

Depuis un certain temps, je suis en pleine crise de scepticisme pictural. J’ai tendance à me sentir mal à l’aise face à la plupart des peintures de mes contemporains, que je trouve bien souvent vides de sens ou maniéristes. Pour ne pas trop critiquer et passer pour antipathique, j’ai préféré dernièrement me centrer sur d’autres formes artistiques.

C’est donc avec une certaine crainte que j’ai franchi le seuil de l’atelier de Yamou. Mais à cet instant même, j’ai été comme absorbée par son énorme diptyque vert et rouge luisant. Et puis tout le reste a suivi. Ce fut le coup de foudre. Je suis tombée sous le charme de son œuvre tellement étrange, tellement belle, si sincère et trompeuse à la fois.

Abderrahim Yamou est le premier peintre en cinq ans à avoir vraiment suscité mon intérêt. Son œuvre m’a permis de surmonter mes déceptions et je lui en suis très reconnaissante. Permettez-moi de décrire un peu ses tableaux, comme si les lecteurs de ce texte illustré étaient aveugles. J’aime bien le faire, c’est mon péché mignon.

Le peintre a recours à des techniques qui lui sont propres, très libres, minutieuses et relativement simples. La peinture coule encore sur la surface ; elle glisse, tâche les bords du cadre. Elle semble s’écouler vers les rigoles du jardin et se mêler à l’eau.

En empruntant de nouvelles voies, Yamou obtient de la profondeur, des clairs-obscurs et des glacis oubliés. Ses tableaux présentent des formes vaguement géométriques, chargées de mémoire personnelle et collective. Leurs couleurs sont hypnotiques. Il y a beaucoup de nuances de gris, très intenses, très dures, mais aussi des tons bruns inégaux en capes humides.
Il y a ce noir, « la limite obscure, toute brillante de nuit ».

Yamou répand le blanc avec générosité et une apparente désinvolture. Sa palette de verts, de rouges, de roses, de mauves et de bleus est aussi botanique et organique qu’irréelle. Ces couleurs parfois fluorescentes pourraient tout aussi bien être le fruit d’une expérience lysergique.

Dans ses tableaux, une vie non apprivoisée vibre de manière inquiétante. Il y a des forêts intérieures et des paysages nocturnes éclairés à la lueur de la lune, une sève en ébullition qui s’échappe de tiges entrouvertes. Il y a du pollen, des spores, des liquides denses, laiteux, semitransparents. Et il y a des nuages, des branches, des molécules, des fibres, des cellules et des fleurs inconnues.

Dans ses oeuvres, il n’y a ni haut ni bas, ni force gravitationnelle. C’est un nouveau monde flottant.

Même si les références botaniques sont évidentes, ces tiges sont aussi nos artères. Il y a du sang dans les oeuvres de Yamou ; des nerfs, des cellules, des lipides, des ovules, des neurones, des tissus nerveux et des codes ADN.

Ces tableaux suggèrent la réalité qui existe Deep Inside et qui s’agite, là dans les profondeurs. Ils évoquent ce qui grouille dans les êtres vivants et au plus profond de l’utérus rond de l’univers, parce que j’y vois aussi des astres et
des météorites, l’humidité primitive, la grande obscurité et la voie lactée.

Deep Inside, au plus profond, le microcosme a la taille et la forme de l’infini. Tandis que l’extérieur divise, l’intérieur unifie.

« Quand un arbre tombe dans une forêt, fait-il du bruit s’il n’y a personne pour l’entendre ? », s’interroge le koan classique.

« Non ; s’il n’y a pas d’oreille pour l’entendre, le son n’existe pas », répond le maître zen.

L’œuvre de Yamou se penche sur ces processus inexistants car imperceptibles. De quelle couleur est le sang qui coule Deep Inside, à l’intérieur des veines fermées, la sève dans les tiges intactes ? Quelle est la forme des comètes dans la nuit solitaire ? Celle des cellules au moment de se reproduire dans un endroit clos et obscur ? À l’instant même où nous éclairons la forêt, où nous incisons une tige et où nous sectionnons un nerf, ce que l’on voit devient une autre chose. Les tableaux de Yamou sont des oxymores essentiels, à travers lesquels l’artiste donne forme à des réalités insaisissables. À partir de ces dernières, il façonne la nouvelle réalité qu’est l’oeuvre d’art, chargée d’un sens subjectif, esthétique et symbolique.

En cherchant à établir des rapprochements entre l’œuvre de Yamou et celle d’autres artistes, me viennent à l’esprit les paysages symboliques de Jérôme Bosch et les arrière-plans détaillés et bleutés de Patinier. Curieusement, je me souviens de la dernière période d’Odilon Redon et je pense beaucoup à la nature selon Paul Klee. Mais ce sont les aquarelles scientifiques de Santiago Ramón y Cajal qui me reviennent sans cesse. Il me semble que c’est grâce à elles que j’ai appris à voir différemment le Deep Inside de Yamou et à m’y plonger.

Peintre et médecin espagnol, Ramón y Cajal a reçu en 1906 le prix Nobel de médecine pour ses découvertes sur les neurones et leurs connexions.

Il compare la microstructure du système nerveux à la nature : « Comment se terminent les racines et les branches de ces arbres de matière grise, de cette jungle dense qui, dans le raffinement de la complication, manque de vide, de sorte que les troncs, les branches et les feuilles se touchent partout… »

Ramón y Cajal illustra ses découvertes au moyen d’aquarelles insolites, représentant ce qu’il appelait « le jardin de la neurologie ». Ce sont les œuvres d’un véritable artiste, qu’il est facile de rapprocher de celles de Yamou. Avec
une optique différente, elles traitent du même sujet, coïncident sur le plan de la profondeur et répondent à des processus similaires. L’artiste savant ne se contente pas de dessiner ce qu’il voit dans son microscope : à partir de ces images insuffisantes, il presse et imagine des hypothèses neuronales et leurs rapports éventuels. Les
premières découvertes de la neuroscience doivent beaucoup à ces dessins imaginatifs, détaillés et singulièrement romantiques. Il y a beaucoup de Yamou chez Ramón y Cajal et vice-versa.

J’ai également cité Paul Klee, ses cahiers (The Thinking Eye et The nature of Nature) et la conférence « sur l’art moderne » qu’il a donnée à Iéna en 1924. Il s’agit là de textes importants, dans lesquels on reconnaît aisément certaines approches employées par Yamou. S’efforçant de comprendre les mystères de la nature, Klee distingue deux manières de voir : la voie intérieure, liée à la terre, et la voie supérieure, liée au cosmos.

Ni l’une ni l’autre ne dépendent de la vision optique. Elles constituent les deux moyens possibles de voir l’intérieur d’un objet. « Il y a la voie non optique du contact physique intime terrestre qui atteint l’oeil de l’artiste par le bas, et le contact non optique par le lien cosmique qui vient d’en haut. »

Klee réinvente les fleurs de son jardin en les réduisant à leur essence face aux apparences. Il étudie leur germination et leur croissance. Il les isole des lois de la gravité et en fait des symboles. Ce discours n’est pas étranger à l’œuvre de Yamou. Toutefois, si l’on met de côté les processus théoriques de Klee pour se concentrer
simplement sur son oeuvre et la comparer à celle de Yamou, la ressemblance s’estompe, disparaît presque.

En fin de compte, Paul Klee était un Suisse, Européen, professeur de la Bauhaus, qui vivait dans une maison conçue par Gropius dans le royaume humide des jardins de Dessau-Wörlitz, alors que Yamou est un artiste marocain, africain donc, qui vit entre Paris et son jardin aromatique au pied de l’Atlas.
La famille de Yamou est originaire du sud du Maroc. Fuyant une terrible sècheresse, ses parents abandonnèrent leur maison située à l’orée du désert pour s’installer à Casablanca.

Il n’y a pas de comparaison possible.

Klee mythifie le soleil en tant que source de vie, tandis que l’œuvre de Yamou cherche les ombres et, à l’instar de ses parents, fuit la sècheresse qu’il compare à la mort.

Dès ses premières toiles, il dépeint une terre rouge et fertile. Des plantes vertes poussent dans ses sculptures. Il est facile de retracer, dans les œuvres qu’il présente aujourd’hui dans Deep Inside, cette obsession pour l’humidité, l’ombre, les creux, la fertilité.

Yamou et moi avons longuement parlé ces derniers mois. Au cours de l’une de ces conversations prolongées, il m’a donné une image mémorable de sa mère. Un jour, après une saison sèche particulièrement pénible, il a
commencé à pleuvoir à Casablanca. Sa mère, une femme du sud, de petite taille, d’âge moyen, vêtue de la manière traditionnelle, un foulard sur la tête, est sortie dans la rue devant chez elle et là, debout sous la pluie torrentielle, elle s’est mise à rire aux éclats en levant les bras au ciel. Reconnaissante, absolument vivante.

Cette pluie bienfaisante et fertile continue à féconder les œuvres de Yamou, à mille lieux des jardins de Dessau-Wörlitz. Il me coûte d’écrire ce texte, j’ai peine à décrire ces oeuvres que je crois comprendre intuitivement, sans détour. Lorsque j’ai demandé à Yamou de me parler des tableaux que nous avons sélectionnés pour l’exposition, pour aller au-delà de mes seules perceptions personnelles, il m’a regardée dans un silence perplexe, il a haussé les épaules et levé les sourcils et, au bout d’un moment, m’a répondu : « Je suis ça ».

Que puis-je ajouter ?
Naum Gabo a affirmé : « La plupart du temps, les gens s’attendent à ce qu’un tableau leur parle autrement qu’en termes visuels, de préférence avec des mots. Mais si un tableau doit être complété ou expliqué par des mots, cela signifie qu’il n’a pas rempli sa fonction ou que le public n’a pas réussi à la voir . »

Marta Moriarty
Commissaire d’exposition