Mohamed Rachdi, Yamou ou le jardin atopique

 

Il arrive un stade dans une démarche poétique où l’on semble comme agité par quelque folle obsession. Depuis plusieurs années, l’activité artistique de Yamou est entièrement portée par le jardinage. L’artiste peint des jardins, dessine des jardins, écrit des jardins, sculpte des jardins… entretient même réellement dans la cour de son atelier à Montreuil un mini-jardin où des plantes empotées ne semblent pousser que pour exalter la vie dans un résistant défit à la tyrannie du macadam, ce désert urbain impitoyablement mortifère pour tout élément vert qui aspire à pousser de la terre.

Où s’enracine pour l’artiste une telle passion pour le jardin ? Quelles en sont les ramifications référentielles et les implications plastiques et artistiques ?
Si l’activité artistique de Yamou est portée à ce point par le jardin c’est sans doute parce que l’artiste, lui-même, est foncièrement porteur d’un jardin. De mémoire de sable, l’homme du désert demeure toujours hanté par un profond désir d’habiter quelque jardin. C’est que, dans sa vision, sa frustration existentielle a mis toute image du jardin dans une orbite spirituelle. « Ainsi dans l’âme, écrit Salah Stétié, une dimension singulière nous est-elle jardin. Mais plus singulièrement, cette dimension, on peut la voir surgir et s’amplifier au sein de cette race du désert pour qui tout jardin, au-delà du mirage, est terre de la promesse. Ces fils du sable, ces déshérités du monde vert, ils se sont rêvés étrangement comme des dépossédés ontologiques à qui, un jour, la possession reviendra ». (Firdaws – Essai sur le jardin et les contre-jardins de l’Islam).

Yamou a des racines enfouies dans l’aridité sud-marocaine, ce territoire où la soif du jardin aussi bien réel qu’idéal continue d’oeuvrer toujours plus profondément dans l’imaginaire de ces hommes. Comme tant d’autres issus de ces régions sahariennes, l’artiste est sans doute porteur à jamais de cet atavisme assoiffé de verdure. Et c’est certainement ce désir inassouvi d’un monde vert qui est au cœur de son activité artistique. Il y est tellement qu’il le pousse vers la production de plus en plus fréquente des œuvres qui baignent littéralement dans des teintes à dominante verte.

En effet, à travers les récentes peintures de l’artiste, on assiste comme à la mise au vert de l’atmosphère du brasier caractéristique de ses œuvres précédentes où s’enflammaient divers ocres rouges et jaunes entre matières sableuses et argileuses. Désormais, la luxuriante fraîcheur des entrelacs inextricables de rinceaux aux nuances vertes gagne de plus en plus ses toiles. Par celles-ci, Yamou semble marquer comme sa délivrance des épreuves du territoire désertique, celles de l’âpre corps à corps avec les étendues minérales de ses anciennes œuvres, pour s’engager dans le territoire de l’oasis et le sillonner, le creuser et s’y enfoncer, quitte à se perdre à travers les méandres de ses champs et la densité de leurs ramifications végétales. Et, à juste titre, il nous faut assurément croire Edmond Amran El Maleh lorsque présentant une exposition de l’artiste au musée de Marrakech, cette palmeraie ancestrale, il le qualifie ainsi : « … je me dis, je ne cesse de me dire, ne souriez pas, ne me demandez pas pourquoi, Abderrahim Yamou est un palmier, un beau palmier, solidement implanté ici ou ailleurs. »

Qu’importe que dans sa peinture, l’artiste ne figure pas des palmiers en particulier. Ce qui compte est l’intense présence en lui de cet imaginaire oasien qui s’exprime désormais dans la soudaine profusion végétale qui envahit toutes ses œuvres actuelles. Une profusion végétale qui n’est donc au fond que proportionnelle à l’ardente soif de verdure incrustée dans la mémoire individuelle de l’artiste, bien sûr, mais plus profondément encore bien ancrée dans les racines mnésiques collectives aux prolongements insondables. Racines que s’est rêvée l’imagination calcinée par l’aridité du désert, celles de ces « dépossédés ontologiques » qui n’ont pu concevoir d’origine qu’au-delà d’une terre réelle, qu’enfouie dans des rêveries et projections spirituelles au plus lointain horizon métaphysique.
L’œuvre de Yamou draine à n’en pas douter quelque chose de ces songes métaphysiques. On y sent sourdre une part de l’imaginaire du Jardin mythique, celui-là même qui a éclos dans cette région de verdure bien nommée le Croissant fertile, précisément à l’ombre du Firdaws perse : ce Jardin Premier, ce berceau paradisiaque des trois monothéismes.

Ainsi le mirage du Paradis initial flotte-t-il sur les jardins de l’artiste. Jardins qui ne se réfèrent nullement à quelque 188 part situable sur notre globe, mais se rapportent, ou plutôt portent, à nulle part. Nulle part qui ne cesse d’oeuvrer dans l’insistante nostalgie d’un jardin au-delà de toute topologie. Nulle part comme une source sans fond qui rejaillit continuellement, fait et refait indéfiniment son retour pour opérer toujours et encore en l’artiste dans son désir d’un ressourcement impossible, jusqu’à se déployer en champs plastiques nécessairement concrets et parcellaires.
Fragments de champs poétiques qui ne sont au fond rien moins que l’expression d’une aspiration à l’enracinement dans le jardin fondamental qui, parce qu’impossible à habiter définitivement, demeure dans les plis les plus enfouis des profondeurs mnésiques. Aspiration à ce jardin de nulle part que génère justement le sentiment douloureux du déracinement lié à l’exil et à la précarité de l’existence.
Sentiment que, certes, tout humain peut éprouver, mais probablement jamais avec autant d’intensité que ceux qui sont contraints, par rigoureuse nécessité naturelle, à porter le Firdaws par-delà temps et espace, dans l’arrière-plan d’une mémoire d’avant toute mémoire. « Non, précise Stétié (dans Lumière sur Lumière ou l’Islam créateur, éd. Les Cahiers de l’Égaré), le Paradis, le Firdaws, situé au Septième Ciel près du “Jujubier de la Limite” n’est pas d’ici, lors même que le jardin, l’ensemble de nos jardins, en est la projection obligée. Le Paradis est un pôle de la mémoire ; il est, pour la solitude mystique et la sollicitude du cœur, le pays songé de “non-où”. »

Sans être forcément celui, eschatologique, de la croyance religieuse, le jardin du « non-où », voilà ce qui aimante en effet la quête artistique de Yamou. Mais, dans sa quête d’un tel jardin qui est bien là, mais qui sans cesse se dérobe, l’artiste sait que la cible, sinon demeure à jamais inatteignable, du moins ne saurait s’atteindre une fois pour toutes. Que, de toute façon, son entreprise est vouée au chemin, au chemin sans commencement ni fin, et ce qu’il implique comme possibilités de rencontres, étonnements et autres surprises. Alors, par strates de signes et écritures inextricablement tissés, par réseaux entremêlés de parcours arborescents, de branchages tramés et autres multiples ramifications de verdures, par taches vaporeuses et matières juteuses, l’artiste s’obstine dans l’errance poétique qui semble feindre l’ignorance de son incapacité à fixer définitivement l’image évanescente d’un jardin d’autant plus fortement désiré qu’il est toujours fuyant.
On comprend sans doute mieux l’expression de cette tension pour le jardin insaisissable dans la propension qu’a l’artiste, d’une part, pour la traversée de l’espace de ses toiles en all-over, et de l’autre, pour l’étendue peinte, non comme unité close sur elle-même, mais comme fragment dont le traitement, même lorsqu’il confine parfois à la minutie, présente souvent une part d’inachèvement. Or, ce qui caractérise à la fois le all-over et le fragment, c’est bien la possibilité d’une extension illimitée. Tous les deux, en effet, paraissent entretenir un lien avec quelque totalité qui excède de loin notre perception. Les peintures de Yamou semblent toujours ainsi : parce qu’il nous est difficile de les voir autrement que comme des parties d’une composition impossible à saisir dans son ensemble, les parcelles du visible qu’elles nous proposent nous orientent vers d’interminables prolongements dans l’imperceptible. Par ce débordement en puissance des limites de leur étendue physique, elles garantissent donc la permanence de leur ouverture sur un monde au-delà de notre portée optique, celui d’un jardin imaginaire qui ne s’entrouvre de la sorte que pour bien toucher notre psyché, convier notre rêverie à s’épanouir dans l’immensité de son territoire invisible.

Dans Paradeisos ou l’art du jardin, «éd. du Chêne», Germain Bazin nous rappelle que « Le Jardin est bien né d’une nostalgie. Il est un refuge pour le rêve. » Au fond, depuis toujours, nos songes habitent nos jardins, et nos jardins nos songes. Et tout l’art du jardin, du jardin effectif aussi bien que fictif, tient précisément dans sa capacité à solliciter nos sens, à bien les réveiller afin de mieux énerver notre faculté de rêver, provoquer les entrelacs de notre étoffe mnésique, les faire et les défaire puis les refaire pour à nouveau les défaire… C’est ce que cultive la poétique des jardins de Yamou. Elle oeuvre au déclenchement et à l’activation du processus de la mémoire dans sa rêveuse aspiration — sans doute naïve et utopique, mais nécessaire et profondément existentielle — au mirage de l’impossible ressourcement dans un jardin indéfiniment projeté à l’horizon constamment en retrait. Mais, à vrai dire, c’est dans cette poursuite même inlassable de l’inaccessible que, toile après toile, Yamou vit son propre jardin paradisiaque, dans le chemin même de son aventure créatrice. Il le vit pleinement dans toute sa complexion physico-psychique (son corps et son âme non polarisés et hiérarchisés mais indistinctement entremêlés) à travers l’acte de peindre, et la jouissance et la souffrance qui lui sont inhérentes. C’est en effet dans la culture même de son jardin plastique qu’il s’enrichit, se fertilise, que son corps regorge d’énergie et son imagination de fécondité… C’est là qu’il se voit non un et monolithique, fermé et figé dans l’unité d’un « je » clos sur lui-même, mais au contraire multiple et ouvert, fluctuant et arborescent. C’est là qu’il se voit capable simultanément de s’offrir et s’ouvrir dans le corps même de ce monde à la pluralité des mondes, car, comme le note pertinemment Séverine Auffret dans Aspects du Paradis, éd. Arléa, « entrer au Paradis, c’est entrer dans un autre monde, présent dans ce monde. »

Présent dans ce monde, en effet, car si le paradisiaque est jardin du « non-où », comme il a été dit, s’il ne peut être situable dans un lieu, il peut, par contre, parfaitement avoir lieu. Et le champ de l’activité plastique est propre à se révéler un terreau fertile à son éclosion. Quand il investit son territoire de création, l’artiste ne vit plus simplement l’espace et le temps selon leurs paramètres physiques, topologiques et chronologiques ; une portion spatiale, une toute petite toile par exemple, peut soudainement se métamorphoser en immensité, un instant en éternité.

Quand il est authentiquement impliqué dans l’aventure de son expérience artistique, le moi de l’artiste s’épaissit,
non dans le sens de l’orgueil égotiste et narcissique, mais parce que son potentiel d’agir s’accroît ; sa puissance créatrice s’active et s’épanouit ; ses facultés sensorielles s’amplifient et s’avivent joyeusement dans la simultanéité
du don/réception, dans le plaisir des rencontres, surprises et étonnements ; son corps-esprit frétille de vie et de bonheur et, bien loin de son ordinaire, se découvre comme baignant harmonieusement dans son véritable élément originaire.

Ainsi, cultivant son propre jardin plastique, Yamou vit pleinement son paradis à même sa rencontre sensorielle avec le réel, celui d’abord, bien concret, de ses toiles à travers lesquelles il cherche à investir sa passion pour la luxuriance végétale et son plaisir du verdoyant. Pour que l’artiste instaure son propre champ plastique, l’apport réel de son corps est exigé, mais cela permet en retour son transport, à partir même de l’écorce épidermique, à travers des sensations parfois d’une vivacité charnelle, vers une échelle de sensibilités et de sentiments des plus forts, vers divers degrés émotionnels et spirituels. Le jardin paradisiaque de l’artiste n’est donc rien moins que celui qu’il éprouve dans le processus de son propre cheminement créatif, celui qu’il fait lui-même pousser en stratifiant les champs de ses toiles de diverses matières juteuses, en les sillonnant d’entrelacements de parcours graphiques et chromatiques.
Si le jardin imaginaire qui oriente la quête artistique de Yamou habite pour toujours le mirage du désir, s’il n’est donc pas quelque part ici dans l’aire géographique, mais, nécessairement toujours ailleurs dans un territoire atopique, peut-on en conclure pour autant que la jouissance de ce paradis lui est à jamais interdite ? Le penser, c’est ne pas saisir que l’artiste goûte pleinement aux délices de ses fruits dans les allées mêmes de ses propres jardins plastiques. « Le Paradis, explique magnifiquement Séverine Auffret, n’est pas là où je suis. Il a de plus grandes chances d’avoir lieu là où nous allons. Et en y allant nous y sommes».

Mohamed Rachdi