Abderrahmane Ajbour, La grammaire des fleurs sauvages
« Couverte de l’humus silencieux du monde,
Parcourue des rayons d’une araignée vivante,
Déjà soumise au devenir du sable
Et tout écartelée secrète connaissance. »
Yves Bonnefoy
Lorsqu’on est invité à lire dans un imaginaire particulier, les questions fusent quant au lien hypothétique entre les représentations de chacun, entre les visions du monde, de l’homme et des choses des uns et des autres. Le regard s’installe alors dans une dynamique qui sollicite le sens des enjeux mis en avant par l’œuvre. D’emblée s’active la mémoire pour faire revivre les initiales d’un univers fait dans l’ocre de l’argile, le gris des cendres, le rouge du sang ou le blanc de la chaux. Souvenir du commencement de l’œuvre.
C’était dans un atelier de Montreuil, en région parisienne, à l’occasion des « Portes ouvertes des ateliers d’artistes ». Un lieu agité, qui laisse s’esquisser une démarche questionnante et qui expose une palette aux couleurs vives et frétillantes. En somme, un univers où couvaient déjà silencieusement, semble-t-il, l’éclat et la pureté des peintures qui sont données à voir aujourd’hui.
Ici, Abderrahim Yamou va plus loin dans le travail et le fonctionnement du langage pictural. Il poursuit une recherche inédite et une réflexion profonde dont la toile de fond serait composée de ces différents règnes qui régissent les organismes vivants. Le résultat en est ce langage neuf qui allie beauté et pensée ; une métaphore de la vie sur terre et des images intenses où sont projetées des formes qui renvoient au corps et à l’acte de faire, à la végétation, aux micro-organismes et au mouvement.
On peut y lire une démarche réflexive sur l’art et sur la peinture en particulier ; mais aussi une vision singulière formulée dans un hymne au vivant. Un hymne où sont chantés les vertus de l’origine, les mystères de la matière et la noblesse de l’art.
Par les présentes toiles, Yamou aborde la Terre à travers certaines de ses composantes et selon une cosmovision adossée aux valeurs indéfectibles du vivant : la terre comme source ; la terre comme permanence ; et la terre comme devenir. D’où ce souci de figurer des strates dans diverses situations, de la sécheresse d’une argile vivante à l’univers aquatique d’un cadmium, en passant par la dissémination des graines et des spores ou la germination des plantules et autres cotylédons…
L’artiste épie les flores des rêveries et les verdures des paradis et des utopies, il fouille minutieusement dans les composants microscopiques du vivant ; il traduit le geste simple par lequel prennent formes les possibilités de la vie, et aussi par lequel l’art ennoblit celle-ci. Il suggère alors une prédication a-théologique sur le sens du commencement et de l’éternel retour. Cette inspiration traverse essentiellement la captivante série des « Jardiniers ».
Yamou y figure une partie du tout. Il recourt à une synecdoque vive où se jouent les paramètres de ce que l’on peut appeler chez lui une pensée de l’agencement. Le fond sombre ou bichrome de la toile est investi de volumes et de lignes de couleurs variées ; et qui s’entrecroisent, se distancient ou se frôlent dans une chorégraphie aérienne et lente. Un mouvement à peine temporel. Une scénographie où le motif principal – l’acteur principal doit-on dire – est la main-maitresse, la main qui sème, la main qui compose, la main qui oeuvre, la main créative, la main patiente qui attend la Naissance…
La main – frontière et limite étendues du corps – est cet organe par lequel le « faire » a lieu ; le faire de la pensée, le faire du technique (art, métier). Par cette présence, Yamou rend hommage à l’art du jardin, l’art de l’agencement par excellence, à travers les figures d’Ahmed Louardiri et d’André Le Nôtre. On se souvient de son bel « Hommage à Claude [Monet] » en 2011. Chose admirable que cette filiation en sourdine. L’autre détour est cet « Egg Tree », ou comment faire pousser des oeufs sur un arbre, serait-il un clin d’œil à la force suggestive de l’art surréaliste ?
Quoi qu’il en soit, chacun aurait sa « secrète connaissance » ou non connaissance du vivant, des organismes, de la matière. L’art, lui, a cette façon singulière et unique d’élever le regard vers une conscience supérieure et esthétique de soi et du monde. Opérant ses nouvelles toiles, dans lesquelles les règnes et les organismes se traversent, Yamou écrit un nouveau chapitre dans la lignée des grands maîtres. Il s’écarte des lieux communs pour adhérer à ce sens transcendant de la représentation et de l’imaginaire, à savoir l’art comme acte de sublimer.
Abderrahmane Ajbour
El Jadida, septembre 2014