Michel Gauthier, La peinture en son jardin
Tout d’abord, des tableaux abstraits sous l’emprise d’une matière terreuse et d’une gestualité tendue − séries des « Sables » (1989-1990), des « Terres » (1990-1991) et des « Ocres » (1993-1996). On est là dans le déploiement, parfaitement maîtrisé, d’une abstraction matiériste qui n’aurait toutefois pas suffi à distinguer l’art d’Abderrahim Yamou. Viennent ensuite des peintures qui livrent de furtives formes animales, aux accents préhistoriques rappelant les nombreuses gravures rupestres de l’Anti-Atlas − comme si le peintre se souciait de ce que pourrait être, non pas le dernier, l’ultime tableau, mais bien plutôt le premier.
C’est alors, en 1996, que le monde végétal s’empare de l’œuvre de Yamou. Sous une forme assez traditionnelle, avec la série des « Paysages » dans laquelle semble se négocier, non sans âpreté, un compromis entre l’abstraction des débuts et le désir d’une figuration végétale. On pourrait sans doute dire la même chose des « Fleurs noires » que caractérise une forte tension entre le motif floral, qui se refuse à la couleur, et un champ pictural qui ne veut être rien d’autre qu’un arpent de terre, labouré, travaillé, scarifié par les outils du peintre. Avec les « Arabesques », le mouvement vers les grandes séries à venir semble devenu irréversible : avec Adp (1998) ou Dualité (2000), l’arabesque, l’entrelacs végétal assument leur tropisme décoratif et occupent tout le champ pictural.
Il fallait l’autorité d’une couleur pour que la rupture puisse être définitivement consommée. Ce fut le vert − il ne pouvait pas en être autrement, puisqu’il était question de plantes, de branches et de feuilles. Le pas hors d’une certaine tradition moderne n’est assurément pas simple. Dans un premier temps, il s’effectue comme dans la brume (Paysages du centre 1, 2 et 3, 2000). La peinture se fait atmosphérique pour aller vers ce qui désormais la requiert, la passionne.
L’art de Yamou va, dans les séries qui suivent, cultiver un profus répertoire de germinations, de floraisons et d’arborescences. « Graines », « Accords » ou « Germinations » et l’ensemble de la production récente, qui ne se laisse plus organiser en séries, n’ont plus qu’un seul objet : le facteur biotique. De savantes harmonies font coexister sur la toile espaces vides, motifs abstraits et formes figuratives, évoquant tout à la fois macrocosme et microcosme. Tous ces jeux savants de valeurs chromatiques, d’échelle, d’ombres, de lumières, de reflets, d’aplats, de nuances et de transparences – trament un monde floral imaginaire, qui renvoie peut-être au rêve saharien du jardin.
«Oiseau graines» (2009) : sur un fond bleu violine qui se ramifie en un rhizome quadrillé, se déchirant pour laisser advenir une jaune lumière, d’étranges boules florales semblent tomber verticalement. Superbe peinture qui conjugue les ressorts d’une abstraction métaphysique et les lois d’une précise représentation. «Cendres et graines» (2009) : les mêmes boules, des rameaux aux fins branchages, mais aussi, semblant échapper à l’ordre figuratif, des pois blancs de différentes dimensions et une bande verticale noire. Comme s’il s’agissait de mettre en rapport les figurations végétales du phénomène vital et les manifestations primordiales du fait pictural. «Accouplement 10» (2009) : à côté des fameuses boules, à l’extrémité d’aquatiques filaments, un être purement pictural − une série de délicats coups de brosse verticaux, passant subtilement de l’ombre à la lumière. «Trois bandes verticales» (2011) : la bande se rétrécit, se multiplie et se recentre. On songe d’autant plus naturellement aux zips de Barnett Newman que celui-ci réalisa, en 1944, des dessins figuratifs évoquant la germination et la croissance végétales, dont la verticalité sera celle des zips qui, à partir de 1948, deviennent l’instrument cardinal du peintre, divisant la toile en différents champs monochromatiques. Dans le tableau de Yamou, les trois bandes concourent plutôt à un brouillage des codes de la perception. Alors qu’elles paraissent fixer le premier plan de la toile en délimitant en profondeur un environnement micro-organique traversé par des entrelacs, elles sont à leur tour comme poussées au cœur de ce plasma par des formations végétales, aux ombres confondantes, qui flottent devant elles.
Quatre peintures parmi beaucoup d’autres, tout aussi troublantes, qui témoignent d’une indifférence progressive à l’opposition traditionnelle entre abstraction et figuration. C’est que le tableau de la genèse s’entend aussi chez Yamou comme la genèse du tableau. Face à pareilles toiles l’amateur d’art ne manquera pas d’évoquer les jungles imaginaires du Douanier Rousseau, mais également certaines arabesques et dessins floraux d’un Christopher Wool ou encore telles virtuosités d’une Fiona Rae, voire les « époustouflances » d’un Rémy Hysbergue. Ces références ont probablement leur part de vérité. Elles échouent toutefois à expliquer la belle étrangeté, la déroutante singularité d’une peinture qui reprend sans complexe l’héritage ancestral des représentations végétales, tout en jouant de différents registres de l’abstraction picturale d’une manière qui, dans l’histoire de l’art occidental, n’appartient qu’à l’après-modernisme.
Michel Gauthier